Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Lexique, industrie, commerce
15 décembre 2021

Le « Poniatowsky » (milieu du dix-neuvième siècle)

Au Larousse figure désormais le terme nommage pour désigner la dénomination, la désignation de l’adresse d’un site Internet ». Le terme est aussi employé en « stratégie commerciale » – bref, en marketing – pour désigner les méthodes et techniques de « stratégie de marque » comportant un appel au consommateur. On dit parfois qu’il s’agit alors d’onomastique marketing, ce qu’on propose de traduire par onomastique commerciale.

Ce n’est évidemment pas d’hier que ce type de dénomination occupe la réflexion des concepteurs ou producteurs de biens commerciaux, avant de s’offrir aujourd’hui à une critique historique, culturelle ou idéologique qui en récuse les noms. On sait comment le slogan « Y’a bon Banania » a été condamné et interdit par la cour d’appel de Versailles en 2011 comme véhiculant un stéréotype raciste. On sait aussi comment la marque « Eskimo » a dû changer de nom parce que le terme, qui signifiait littéralement « mangeur de viande crue », était jugé humiliant par les Groenlandais. Aux origines du comparatisme européen, la parenté linguistique effective entre le hongrois et le finlandais s’était heurtée à l’idée que pouvait exister un rapport génétique entre la culture des Magyars et celle de vulgaires « mangeurs de poissons ».

Mais ce ne sont ni l’histoire des langues ni l’actualité des mots qui vont nous occuper ici. L’industrie verrière du Val-Saint-Lambert a donné lieu à de très nombreux catalogues de sa production. Les différents modèles et leur dénomination y prolifèrent de manière étourdissante. Comme le rappelle une reproduction en fac-similé d’un de ceux-ci, certains modèles s’imposèrent dès le milieu du dix-neuvième siècle et pendant longtemps, perpétuant des noms de personnages qui ne devaient plus, avec le temps, rappeler grand-chose de ce qu’ils évoquaient quand ils furent choisis.

Ainsi, le modèle « Poniatowsky » était, selon Martine Lempereur, « né en 1843 » (Les cristalleries du Val-Saint-Lambert. La verrerie usuelle à l’époque de l’art nouveau, 1894-1914, Gembloux, Duculot, 1976, Wallonie, Art et Histoire 34, pp. 18-19). « Repris dans les catalogues de 1847, 1855, 1867, 1878 », il sera encore présent « dans celui de 1904, sans changement » En matière de services, M. Lempereur ajoute : « Seul le Poniatowsky a une forme qui lui est propre ; à cette époque, aucun autre service ne la lui empruntera. Avec certains modèles spéciaux, il fait figure d’exception » (illustrations 1-2).

Ill

 Illustration 1. Val Saint-Lambert. Cristallerie. Catalogue 1904-1905.
Dessins des modèles de verres et services.
Fascicule V. Liste des services. N° 56.

 

Ill


Illustration 2. Val Saint-Lambert. Trois exemplaires du modèle « Poniatowsky ».
De gauche à droite : 143 mm, diam. 85 mm – 122 mm, diam. 72 mm – 144 mm, diam. 78 mm.
Cliché Alice Piette. Coll. privée. – Acquisition Art & Antiques Galerie St.-John B.V. (Gand)

D’où peut venir le nom de « Poniatowsky » imposé à un modèle de verrerie ? Deux hypothèses, fournies par la presse, se présentent. La première est suggérée par une information parue dans le Journal de Bruxelles du 10 octobre 1843. On y apprend, parmi diverses nouvelles qui concernent les chemins de fer, en particulier les convois d’honneur appelés à relier la Belgique et l’Allemagne, que « M. le comte Poniatowski, après avoir séjourné quelque temps à Bruxelles, en est parti hier pour l’Allemagne » (p. 2 ; on conserve à partir d’ici l’orthographe usuelle du nom de la famille)[1]. Il ne peut guère s’agir que de Joseph Poniatowski (1816-1873), fils naturel du frère du dernier roi de Pologne, Stanislas II. Ce petit-neveu, « servi par une magnifique voix de ténor », était depuis 1838 un artiste lyrique en vogue[2]. Il avait donné l’année suivante un opéra-bouffe, Don Desiderio, qui avait avec succès fait tout le tour d’Italie. Il venait de donner en 1842 un autre opéra où il traitait le Ruy-Blas de Victor Hugo, mais qui n’avait pas connu le même accueil. Était-ce ce jeune et noble talent que saluait le Journal de Bruxelles et qui inspirait l’appellation du modèle créé par la cristallerie liégeoise ? Si c’est possible, c’est néanmoins peu vraisemblable, car la renommée du comte semble alors un peu limitée à la péninsule.

 

Ill


Illustration 3. Joseph Poniatowski par Nadar (vers 1860).
Photographie positive sur papier albuminé, d'après négatif sur verre.
GALLICA.jpg, Domaine public.

Un autre Poniatowski dominait la presse belge. Le prince Joseph-Antoine Poniatowski (1763-1813) appartenait aussi, comme neveu, la maison de l’ancien roi de Pologne. Il s’était illustré lors des guerres napoléoniennes à la tête d’un corps polonais de la Grande Armée. Sa participation à la bataille de Leipzig en 1813 fut l’occasion d’un coup d’éclat et d’une cruelle épreuve. Le Journal de Bruxelles du 19 août 1841 et Le Belge du 26 août les racontent d’après la relation d’un de ses officiers, Roman Sołtyk, qui venait de donner, en 1841, une Relation des opérations de l’armée aux ordres du Prince Joseph Poniatowski pendant la campagne de 1809 contre les Autrichiens. Les journaux reproduisaient longuement les faits d’armes de Poniatowski au cours de la « bataille des Nations ». Ainsi, ils rapportaient comment, alors qu’il avait été chargé par Napoléon de la défense de Leipzig, promu maréchal, il ne disposait que de « 20,000 hommes, dont 2,500 Polonais », contre un ennemi « de près de 300,000 hommes ». Il prit la tête d’un « faible escadron de cuirassiers polonais » – leur témérité est légendaire – « et, le sabre au poing, il se précipita sur une colonne d’infanterie prussienne, l’enfonça et la mit en déroute… ». Sur le sublime et le « désespoir sauvage » des Polonais à l’époque des guerres napoléoniennes, on verra Les cendres de Stefan Zeromski (1902-1904).

Ill

 Illustration 4. Napoléon et Joseph Poniatowski à la bataille de Leipzig (1813) par Janvier Sucholdowski.
Domaine public.

Un épisode avait plus particulièrement frappé les esprits. « Refoulés vers la Pleiss, entourés d’ennemis, Poniatowski et son état-major étaient exposés au feu des tirailleurs. Il n’y avait plus de temps à perdre ; le prince, qui attendait une mort glorieuse, allait tomber au pouvoir des alliés. Dans cette extrémité, Joseph se décida enfin à traverser la rivière à la nage. Les eaux étaient hautes, et son cheval fut emporté par le courant ; mais le dévouement d’un officier d’état-major, le capitaine Bléchamp, lui sauva encore la vie ». Tentative renouvelée lorsque Poniatowski essaya de traverser une autre rivière, l’Elster, qui le séparait encore du gros de l’armée. « Frappé d’une balle au côté », mais refusant de se rendre, il s’y noya. Le souvenir de sa mort était resté vivace. Dans son numéro du 1er octobre 1840, L’organe des Flandres rappelait, à propos d’un autre général de Napoléon, Étienne Macdonald, que celui-ci avait également, lors de la bataille de Leipzig, entrepris de passer à la nage l’Elster « où périt Poniatowski ».

 

Ill


Illustration 5. Mort de Józef Poniatowski à la bataille de Leipzig par Janvier Sucholdowski.
Le maréchal s’apprête à s’élancer à cheval dans l’Elster.

 

Ce souvenir s’inscrit dans un contexte : celui de la mémoire attachée en Belgique à la figure de Napoléon. Les témoignages dans la presse en sont multiples. Qu’il suffise déjà de rappeler les visites à la Malmaison de l’écrivaine Sophie Gay, amie de Pauline Bonaparte depuis leur séjour à Spa. Le récit, ému et émerveillé, figure dans le Journal de Bruxelles du 19 octobre 1842. La Bibliographie liégeoise de Xavier de Theux scande les rappels de l’épopée impériale.Ici, c’est Édouard Grisard qui chante en 1840 un Épisode napoléonien par des Souvenirs de 1814 et 1815[3]. Là, c’est Jean-Georges Modave qui célèbre en 1841 la Translation des cendres de Napoléon dans l’Hôtel des Invalides à Paris. Le même événement fait l’objet, l’année précédente, d’une ode en latin intitulée Funus Napoleonis Lutetiae emeritorum militum templo illatum de Jean-Dominique Fuss, professeur à l’université de Liège, œuvre parue dans la Revue belge[4].

 

Ill


Illustration 6. Édouard Grisard, Épisode napoléonien.
Ouvrage conservé à la DePaul University Library (Chicago).

 

Ill

Illustration 7. Marionnette de Napoléon (vingtième siècle).
Musée des Arts de la marionnette (Tournai). Provenance : région de Liège, Jupille (Marcel Slangen)

 

Sans doute « l’épopée sans panache du vieux soldat de l’Empire » avait-elle fait l’objet d’une « évocation sans amertume » dans Li pantalon trawé de Charles Duvivier de Streel en 1838, ainsi que l’écrit Maurice Piron[5]. La chanson wallonne dépeint cependant dans les termes les plus crus la condition du grognard devenu côporål qui traversait le pays pour aller sur Paris sans avoir ine dimèye gôte à beûre, « une demi-goûte à boire ».

Vis sov’nez-v’ bin, Lînå, m’ chér camèråde,

Vous souvenez-vous, Léonard, mon cher camarade,

dè fameûs tins dè grand Napolèyon,

du fameux temps du grand Napoléon,

qui nos riv’nîs tot stoûrdis dè l’ salåde

quand nous revenions tout étourdis de la raclée

qui lès Côsaques nos d’nît à côps d’ canon ?

que nous donnaient les Cosaques à coups de canons ?

N’s-avîs dè monde tos lès pious, totes lès bièsses,

Nous avions tous les poux, toutes les bêtes du monde,

n’s-avîs l’ narène èt lès deûts èdjalés ;

nous avions le nez et les doigts gelés ;

èt nos-avîs d’vins co traze èt traze plèces

et nous avions encore à treize et treize endroits

nosse pantalon, nosse pantalon trawé.

notre pantalon, notre pantalon troué.

 

Ill


Illustration 8. Val Saint-Lambert. Modèle « Prince de Galles ». 105 mm.
Coll. privée. – Acquisition Art & Antiques Galerie St.-John B.V. (Gand).

L’histoire de Poniatowski ramenait aussi vers ces temps héroïques. Elle pouvait toucher les artisans du Val-Saint-Lambert. Le nom conservait quelque chose de l’époque où Liège participait à la grandeur de la France – après l’engagement populaire à la Révolution, et dans l’attente de celle de 1848[6].

De façon plus générale, la référence à des personnages historiques ou de l’aristocratie pour désigner des produits de luxe est courante. Le modèle Poniatowski voisine dans les plus anciens catalogues du Val-Saint-Lambert avec ceux portant les noms de Metternich ou de Lalaing, dont la maison donna des personnalités attachées aux plus hautes fonctions des Pays-Bas autrichiens et à l’armée française, comme le général Charles Eugène de Lalaing d’Audenarde, qui s’illustra également aux batailles d’Austerlitz ou d’Iéna et dont le nom figure sur l’Arc de Triomphe. Les modèles « Prince Napoléon », « Coblence », « Prince Albert », « Prince de Galles », « Talleyrand », « Coupe Rodolphe », etc. mériteraient aussi un examen[7].

 

Ill


Illustration 9. Val Saint-Lambert. Modèle « Prince de Galles ». 105 mm. Coll. privée, cliché Alice Piette.
 Acquisition Art & Antiques Galerie St.-John B.V. (Gand).

 



[1] On conserve à partir d’ici l’orthographe usuelle du nom de la famille.

[2] Félix Clément, Les musiciens célèbres depuis le seizième siècle jusqu’à nos jours, Paris, Hachette, 1868, p. 629-633.

[3] Daniel Droixhe, Lettres de Liège. Littérature dialectale, histoire et politique (1630-1860), Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique/Le Cri, 2011, pp. 83-84 - https://www.arllfb.be/publications/essais/lettresdeliege.html ; Xavier de Theux de Montjardin, Bibliographie liégeoise. Deuxième édition, augmentée, Nieuwkoop, De Graaf, 1973.

[4] Voir Christophe Bertiau, Le latin entre tradition et modernité. Jean-Dominique Fuss (1782-1860) et son époque, Hildesheim, Georg Olms Verlag, 2020, p. 384.

[5] Maurice Piron, Anthologie de la littérature dialectale de Wallonie (Poètes et prosateurs), Liège, Pierre Mardaga, 1979, pp. 112-115.

[6] Daniel Droixhe, « Liège-Paris 1848. Littérature, féminisme et Révolution », Bulletin de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique 81/1-2, 2003, pp. 41-49. - http://hdl.handle.net/2268/952 ; http://www.arllfb.be.

[7] Communication Muriel Collart (Université Libre de Bruxelles). Nous remercions Madame Isabelle Verhoeven (Université de Liège), Conservatrice du Département du Verre, Grand Curtius, Liège, pour l’aide apportée à notre recherche.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité
Archives
Publicité