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Lexique, industrie, commerce
17 décembre 2021

Le «Malvoisie» et le «Marsala» (1904-1905)

À Claudine Gothot-Mersch, grande lectrice de Flaubert.

On imagine mal que des appellations de verres à vin ne reçoivent pas un nom de ce qu’ils contiennent. Le catalogue de 1904-1905 propose sous les numéros 164 et 165, au premier fascicule, des services « Malvoisie » et « Marsala » (illustrations 1-2). On peut ne pas être oenophile – et même être assez peu amateur de vin – et s’interroger sur le choix de ces deux termes, en s’autorisant une excursion purement commerciale dans la presse du début du vingtième-siècle.

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 Illustration 1. Val-Saint-Lambert. Cristallerie. Catalogue 1904-1905. Dessins des modèles de verres et services. Fascicule I. Liste des services. N° 164.

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 Illustration 2. Val-Saint-Lambert. Cristallerie. Catalogue 1904-1905. Dessins des modèles de verres et services. Fascicule I. Liste des services. N° 165.

Le terme malvoisie désigne un cépage méditerranéen qui tire son nom d’une ville du Péloponnèse où était établi un comptoir commercial vénitien.  Il apparaît à de très nombreuses reprises dans une quinzaine de journaux belges répartis sur l’ensemble du territoire[1]. Il est souvent associé au terme marsala, qui désigne un vin sicilien. C’est notamment le cas, pour la période qui nous intéresse, dans Le Patriote du 18 décembre 1903. Ces deux « vins fins » se détachent parmi ceux que fournissent à « plusieurs Cours » la Maison Florio et C° établie rue de la Madeleine à Bruxelles (illustration 3).

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Illustration 3. Le Soir, 22-10-1903 -3.

La Maison Florio, qui vient donc de recevoir une royale distinction, se distingue particulièrement dans les « Caves de la Maison Delhaize Frères & Cie », à l’enseigne du « Lion », en fournissant le marsala (rubrique « Madère de l’Île », illustration 4).

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Illustration 4. La Réforme, 08-11-1903 -6

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Illustration 5. Détail de l’illustration 4.

La presse enregistre des informations sur les principales Maisons qui fournissaient notamment du marsala dans les provinces. Malvoisie et marsala figurent également côte à côte parmi les fins que propose la Maison Gustave Mersch-Verhaegen établie à Virton, « fondée en 1874 », dans une annonce de L’avenir du Luxembourg pour cette même année 1903 (illustration 6).

 

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Illustration 6. L’Avenir du Luxembourg, 02-01-1903 -3.

Le « malvoisie très vieux » occupe, pour le prix, le sommet des vins d’Espagne et de Portugal, au-dessus du meilleur madère, ou encore du « sec supérieur » et « très vieux malaga », aux « Caves A. Wiser », installées « 6-8 rue de l’Étuve » à Liège (illustration 7)[2].

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Illustration 7. La Meuse, 13-12-1904 -4.

Dans la littérature française, le vin de malvoisie a laissé une première trace chez Flaubert. La sentimentalité et la jalousie envahissantes d’Emma Bovary ne manquent pas d’accabler Rodolphe à un moment où « cet homme si plein de pratique » ne distingue plus chez elle « la dissemblance des sentiments sous la parité des expressions ».[3] Emma l’importune de ses pleurs : « - Oh ! c’est que je t’aime ! reprenait-elle, je t’aime à ne pouvoir me passer de toi, sais-tu bien ? J’ai quelquefois des envies de te revoir où toutes les colères de l’amour me déchirent. Je me demande : Où est-il ? Peut-être il parle à d’autres femmes ? Elles lui sourient, il s’approche… Oh ! non, n’est-ce pas, aucune ne te plaît. IL y en a de plus belles ; mais, moi, je sais mieux aimer ! Je suis ta servante et ta concubine ! Tu es mon roi, mon idole ! tue es bon ! tu es beau ! tu es intelligent ! tu es fort ! ».

Rodolphe se lasse d’avoir « tant de fois entendu dire ces choses » : « le charme de la nouveauté, peu à peu tombant comme un vêtement, laissait voir à nu l’éternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage ». Pourtant, l’amant s’en accommode. Il fait de leur relation « quelque chose de souple et de corrompu ». « C’était une sorte d’attachement idiot plein d’admiration pour lui, de voluptés pour elle, une béatitude qui l’engourdissait ; et son âme s’enfonçait en cette ivresse et s’y noyait, ratatinée, comme le duc de Clarence dans son tonneau de malvoisie ». Le premier duc de Clarence (1449-1478) avait été condamné à mort pour avoir comploté contre son frère le roi Édouard IV. La chronique rapporte qu’il aurait – selon son désir –subi la noyade dans un tonneau de malvoisie, circonstance qu’explique peut-être sa réputation de grand buveur, colportée dans la population.

Que le vin de malvoisie ait été particulièrement prisé en Angleterre, au moins à cette époque, semble confirmé de manière indirecte par une observation du grand historien Fernand Braudel qui donne par ailleurs une idée de la place qu’occupait cette boisson de luxe chez les Britanniques. Dans son livre La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II (1949), Braudel recourt à certaines concordances ou correspondances pour rendre sensible des permanences ou des continuités qui ponctuent le « temps long » à travers des cultures différentes. Ainsi, il fait état, écrit Béranger Boulay, de rapprochements qui « permettent normalement au lecteur de se figurer l'inconnu, par analogie avec le connu, ou du moins ce qui est censé l'être[4] ». « Ils servent à ‘traduire’ le passé ». Braudel donne l’exemple de « ce vin de malvoisie, marchandise de luxe qui joue, dans la société du seizième siècle, le rôle du vin de Porto dans la nôtre » (I, 186). Il fait aussi référence à la pratique et au goût qui le caractérise en Angleterre.

Un goût qui s’étendait aussi, apparemment, au marsala (comme au porto, dont le commerce maritime avec l’Angleterre a considérablement étendu la consommation). Ce point trouve un autre écho chez Flaubert. Au cours du voyage en Orient qu’il accomplit entre 1849 et 1852 en compagnie de Maxime Du Camp, il s’arrête à Athènes en partance pour le Péloponnèse. Il écrit à sa mère le 26 janvier 1851 : « L’autre jour, nous avons eu à côté de nous, à table, une bande de petits élèves de la marine anglais de neuf à quatorze ans, qui venaient tranquillement et comme des hommes se foutre une bosse à l’hôtel. Avec leurs uniformes trop grands pour eux, il n’y avait rien d’amusant et de gentil comme cela. Le plus petit, placé à côté de Maxime, et qui n’était pas plus haut que la table, perdait son long nez dans son assiette. Ces messieurs se portaient des toasts avec un sang-froid de lords. Ils fumaient des cigares et buvaient du Marsala. Ma figure les intriguait beaucoup. Ils me prenaient pour un Turc (ce qui est à peu près général partout). Ils ont dit au maître d’hôtel qu’ils étaient bien fâchés de partir le lendemain, que sans cela ils seraient venus me faire une visite pour causer avec moi ». Flaubert avertit sa mère qu’elle risque de le trouver bien vieilli. « Attends-toi à me retrouver aux trois quarts chauves, avec une mine culottée, beaucoup de barbe et de ventre. Décidément j’enlaidis ; j’en suis affligé[5]. » D’où peut-être son allure d’un Turc.

Huit mois plus tard, de retour, Flaubert commençait à écrire Madame Bovary.

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Illustration 8. Portrait de Flaubert à l’époque du voyage en Orient ? Propriété du libraire parisien Claude Menetret, ce portrait montre Flaubert pourvu d’une assez abondante chevelure noire, alors qu’il se dit, dans la correspondance, « aux trois quarts chauve », Les Amis de Flaubert 10, 1957, p. 64.



[1] KBR : Belgica Press, consulté le 16-12-21.

[2] Théodore Gobert signale que « les vastes magasins Wiser » englobent une vingtaine d’années plus tard une ancienne « taverne de perdition » heureusement disparue (Liège à travers les âges. Les rues de Liège, nouvelle édition du texte original de 1924-1929, augmentée de nombreuses reproductions de documents choisis par Marie-Georges Nicolas, Bruxelles, Éditions Culture et Civilisations, 1976, t. 5, p. 85).

[3] Gustave Flaubert, Madame Bovary, Bibliothèque électronique du Québec, Collection À tous les vents, vol. 715, version : 2.01. Édition de référence : Paris, Librairie de France, 1929, p. 392-394.

[4] Bérenger Boulay, « L'histoire au risque du hors-temps. Braudel et la Méditerranée (exemplier commenté) », Séminaire Sortir du temps : la littérature au risque du hors-temps, organisé par Henri Garric et Sophie Rabau, 4 juin 2007 - https://www.fabula.org/atelier.php?Histoire_et_analogie.

[5] Gustave Flaubert, Correspondance : année 1851 (Édition Louis Conard), Édition électronique Danielle Girard et Yvan Leclerc, Rouen, 2003.

 

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